Il n’en reste pas moins que nous partageons le désir de faire une différence. Nous nous appliquons à améliorer des vies, à résoudre des problèmes et à mettre nos habiletés à l’œuvre.
Je travaille comme musicothérapeute en oncologie pour les patients hospitalisés. La musicothérapie est une profession de traitement clinique pour les soins en santé utilisant des interventions musicales au sein d’une relation thérapeutique centrée sur les besoins du client. Dans mon domaine hospitalier je me sers d’instruments de musique, de chants et de la composition de musique pour apporter du réconfort, une distraction de la douleur, de la réflexion, de la facilité pour faire le bilan de vie et de la validation émotive.
Mais que veut dire “faire une différence » quand les patients avec qui on travaille sont mourants?
La parution récente d’Atul Gawante intitulée Être Mortel a démarré une conversation au Canada sur la question de la qualité de mourir aussi bien que de la qualité de la vie. Il affirme que lorsqu’il s’agit des réalités inévitables du vieillissement et de la mort ce que la médecine peut faire va souvent à l’encontre de ce qu’elle devrait pouvoir faire.
On veut tous pouvoir aider. Gawante a dit dans une entrevue sur les ondes de Radio-Canada le 17 novembre qu’au sein de sa pratique de chirurgien, il se sent très à l’aise en affrontant les « problèmes réparables » tels que les appendicectomies et d’autres procédures routinières, mais bien moins à l’aise face aux « problèmes irréparables ».
Comme musicothérapeute j’habite un espace rempli de « problèmes irréparables ». Je ne peux pas offrir de drogues à mes patients, ni aucune procédure assurant la prolongation de la vie. Je n’ai pas le droit de remplir une ordonnance et je n’ai pas le savoir pour expliquer en termes médicaux leur maladie. Je ne puis qu’être présent avec eux en soutenant une relation thérapeutique à l’aide de la musique.
Souvent les patients me regardent fixement dans leur souffrance physique et me disent tout simplement « je voudrais que tout cela cesse ». A les entendre je me sens perturbée. Qu’est-ce que la qualité de la vie? Est-ce promouvoir ou faire cesser toute intervention? Et me me mets à questionner la forte motivation en milieu médical de faire prolonger à tout prix la vie.
Je me sens impuissante pour aider mes clients. Je sais toutefois que je peux les accompagner pour un temps. Je me pose alors la question à savoir combien les professions de soins en santé, peu importe la spécialisation, peuvent vraiment aider une personne à la fin de leur vie. N’est-ce pas que nos efforts collectifs ne se résument pas tout simplement à accompagner ces personnes?
Le désir de faire une différence est fort, mais il n’est pas surprenant qu’on peut se sentir souvent impuissant et au bord de l’épuisement, incapables de faire une différence. Les professions de soignants courent ce risque d’épuisement et chacune pour des raisons particulières. En 2013 Dr Amy Clements-Cortes a fait une étude sur l’épuisement des musicothérapeutes. Elle a identifié certains facteurs clé tels que le fait d’être une minorité professionnelle et le sentiment d’être isolés et incompris. Il est vrai que peu d’établissements engagent plus d’un/une musicothérapeute à la fois, alors il manque l’esprit de partage qui pourrait mitiger le sentiment d’isolation. Par conséquent les bénéfices que la musicothérapie apporte ont moins de chances de se faire apprécier par les infirmiers et les médecins. Et même quand le/la musicothérapeute mérite le respect et l’appréciation des autres, cette discipline n’est souvent prise en considération que comme une pensée après coup.
Cette situation provoque en nous le besoin inassouvi de validation de la part de nos collègues et des patients. On a envie de faire une différence mais les sentiments contraires nous mettent carrément sur le chemin de l’épuisement.
Récemment j’ai avoué mes pensées secrètes à une collègue oncologue en disant que je rêvais de changer de direction professionnelle et de m’inscrire à un programme de médecine pour que je puisse « vraiment » faire une différence!
L’oncologue de me répondre: “Je ne suis pas sûre de faire une différence non plus. Il est fort probable que tu fais une différence plus marquée que nous les médecins en fin de compte. »
Il ne s’agit pas de savoir qui a plus raison, moi ou l’oncologue, mais on peut s’accorder sur une chose: on partage toutes les deux les mêmes insécurités. La médecine a ses limites tout comme les soins musicothérapeutiques. Tout compte fait la vie a ses limites. On devrait tous s’adapter alors à l’idée que « faire une différence » signifie en réalité ce qu’on continue de faire : offrir aux gens souffrants le plus grand don humain : les accompagner à travers leur souffrance.
Sarah Pearson est musicothérapeute à l’hôpital Grand River à Kitchener. Elle est Coordonnatrice du Programme de Développement pour la Fondation Room 217.
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