Cet article a été initialement publié par la Presse le 18 septembre 2022. Pour l’article original, visitez ce lien.
Par Rima Elkouri
Le 3 janvier dernier, leur bébé adoré de quatre mois et demi a rendu son dernier souffle.
Après une grossesse normale, la vie a chaviré. À la suite de graves complications néonatales, le nouveau-né a dû être envoyé aux soins palliatifs alors qu’il n’avait que deux semaines. On ne savait pas combien de temps il pourrait vivre. On savait juste que le pronostic était sombre.
Pour Andrée-Anne et Jean-François, c’est comme si la Terre avait arrêté de tourner. « Tout d’un coup, tout s’effondre. C’est l’angoisse de vie ou de mort qui a duré quatre mois », me dit la mère.
Comme si ça ne suffisait pas, les parents ont eu droit, après le décès de leur enfant, à un coup de grâce du Régime québécois d’assurance parentale (RQAP). On leur a d’abord coupé de manière draconienne leurs prestations, le congé parental étant quasi inexistant dans une telle situation — la loi prévoit tout juste deux semaines de prestations suivant le décès d’un enfant. Comme si on disait aux parents : désolé pour votre bébé, mais débrouillez-vous maintenant…
Puis, en juillet, autre revers, plus cruel encore : on a avisé le père qu’il devait rembourser la totalité des prestations qu’il avait reçues, soit 11 000 $.
Raison invoquée : son revenu assurable était trop faible pour qu’il y ait droit.
Le père n’en croyait pas ses yeux.
« C’était surréel. J’ai eu un énorme stress en voyant la lettre. En même temps, je me suis dit : c’est impossible ! Je vais faire un appel ou deux, et ils vont comprendre ma situation. »
Il a fait un appel. Puis deux. Puis trois…
Il a expliqué sa situation. Celle d’un physiothérapeute, travailleur autonome, qui a démarré son entreprise en 2021, en pleine pandémie. Pour y arriver, il a dû acheter de l’équipement, des tables de traitement, du mobilier… Il a commencé à avoir des revenus en voyant des patients de la fin du mois de février jusqu’au mois d’août. Mais pas suffisamment pour compenser ses dépenses de démarrage d’entreprise. Dans un monde idéal, il aurait pu se rattraper en continuant à travailler après la naissance de son bébé, en août 2021. Mais il a plutôt eu à faire face à l’épreuve de sa vie, au chevet de son fils pendant quatre mois.
« C’est sûr que si mon enfant n’avait pas été en soins de fin de vie et que j’avais travaillé une partie des mois de septembre, octobre, novembre et décembre, j’aurais pu avoir plus de revenus… Je me suis dit qu’au pire, j’allais devoir au RQAP un certain montant parce qu’effectivement, mes revenus étaient moindres que ce que j’avais estimé. »
Le couple a multiplié les démarches pour tenter de faire annuler la décision inhumaine du RQAP. En vain.
« C’est comme si on avait vécu l’invivable, le plus cruel possible. Et ça se perpétue dans le temps. Il n’y a rien pour prendre soin de nous après. On est lâchés par le système. »
– Andrée-Anne
À travers cette épreuve, les parents tiennent à rendre hommage au personnel de la Maison Lémerveil Suzanne Vachon ainsi qu’à l’équipe de soins palliatifs du Centre hospitalier de l’Université Laval, qui leur ont offert un soutien exceptionnel. « Ce sont des gens extraordinaires. Et notre bébé aussi a été extraordinaire. Notre force nous vient de lui. »
Portés par cette force, les parents se battent aujourd’hui, en dénonçant le vide dans lequel le RQAP plonge les parents endeuillés, bien au-delà de leur cas personnel.
Andrée-Anne a au moins pu compter sur une assurance maladie privée, bien qu’il lui ait fallu se battre pour l’obtenir. En dépit de ce stress financier, les parents ont pris le temps de bien vivre leur deuil avant de reprendre le travail trois mois plus tard. Mais combien de parents endeuillés, abandonnés par le RQAP, sont forcés de retourner au travail trop vite, au péril de leur santé physique et mentale ?
C’est l’histoire d’Andrée-Anne et de Jean-François.
Mais c’est aussi l’histoire de trop nombreux parents qui tombent dans les « craques » du système après une telle épreuve, qu’il s’agisse d’un décès néonatal comme pour ce couple ou d’un décès périnatal. Près de 100 000 couples canadiens vivent chaque année un décès périnatal précoce (20 premières semaines de grossesse) ou tardif (entre 21 semaines de grossesse et les 6 premières semaines de vie du bébé). On estime que de 20 à 25 % des grossesses se terminent ainsi. Ça commence à faire beaucoup de monde.
J’avoue ne pas comprendre que le RQAP, qui vise à soutenir financièrement les parents, les abandonne au moment où ils vivent la pire épreuve de leur vie et ont le plus besoin de ce soutien.
« À la base, on parle d’un programme qui est lié à l’activité économique. C’est une des faiblesses du programme qui n’est jamais vraiment remise en question. Ce n’est pas une politique de soins. C’est une politique de marché du travail », observe Sophie Mathieu, sociologue à l’Institut Vanier pour la famille.
La solution ? Repenser le RQAP en termes de soin plutôt que dans une simple logique économique.
Pour soutenir les parents endeuillés, l’heure n’est plus aux études, mais bien à l’action, renchérit Francine de Montigny, professeure au département des sciences infirmières de l’Université du Québec en Outaouais et directrice du Regroupement Paternité, Famille et Société.
La chercheuse assistait justement à un congrès sur le deuil périnatal aux États-Unis quand elle a répondu à mon appel. Les nombreuses études sur le sujet indiquent très clairement qu’investir dans l’accompagnement d’un parent qui vit un deuil n’est pas un luxe. C’est investir à long terme dans la prévention.
« Ne pas s’occuper des parents qui vivent un décès périnatal a des répercussions. Sur la santé mentale des parents, pour le couple, pour les enfants qui sont déjà là et pour les enfants qui naîtront après. »
– Francine de Montigny, professeure au département des sciences infirmières de l’Université du Québec en Outaouais et directrice du Regroupement Paternité, Famille et Société
Un élément qui m’a choquée dans l’histoire d’Andrée-Anne, c’est que le RQAP ne lui a même pas offert ses condoléances après le décès de l’enfant. Même au téléphone, l’empathie n’était pas au rendez-vous.
La reconnaissance du deuil est pourtant très importante, souligne Francine de Montigny. « Tu viens de perdre ton bébé. Tu appelles. Et tu te fais traiter comme un numéro… Comme si ton enfant ne valait rien. Les employés du RQAP devraient avoir un minimum de formation pour être capables d’écoute et ne pas ajouter au trauma de ces parents. »
Il faudrait surtout que le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, dont relève le RQAP, corrige les iniquités du régime, qui affectent particulièrement les pères. Dans un mémoire sur cet enjeu, la chercheuse et son équipe recommandent d’offrir un congé de deuil flexible aux deux parents, d’une durée de 24 semaines, période identifiée comme la plus intense quant aux symptômes de deuil, de dépression et d’anxiété.
Bien que cet enjeu revienne sporadiquement dans l’actualité, bien que les solutions soient documentées, il n’y a eu que très peu d’avancées pour les parents endeuillés.
Pourquoi ? Parce que c’est encore tabou et banalisé, ce qui amplifie le traumatisme des parents, note Francine de Montigny.
Si les actions politiques tardent, c’est peut-être aussi parce que la cause n’est pas portée par une personnalité publique. Quand une Julie Snyder parle de procréation assistée ou qu’une Véronique Cloutier se penche sur le manque de soins pour les femmes en ménopause, elles obtiennent l’oreille des politiciens.
« On n’arrive pas à avoir cette oreille-là pour le deuil périnatal. Car on n’a pas de porteur de flambeau au plan politique. »
En pleine campagne électorale, l’occasion est belle d’interpeller les partis à ce sujet.
Avis aux intéressés : porteur de flambeau recherché pour tous les parents endeuillés.
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