Ghislaine Messier avait succombé la veille à un cancer, à l’âge de 67 ans.
Jean-François m’écrivait pour me faire le récit du passage de sa mère aux urgences de la Cité-de-la-Santé, juste avant de mourir. Un récit carburant à l’adrénaline et à la colère.
Vous l’aurez deviné : le passage de Mme Messier aux urgences de cet hôpital de Laval fut cauchemardesque.
Comme bien des patients qui transitent dans nos urgences québécoises dysfonctionnelles, en phase terminale ou pas, Mme Messier a vécu le pire de ce que nos hôpitaux peuvent offrir.
Le samedi, affaiblie par le cancer, Ghislaine Messier avait fait une chute à la maison. La maladie était avancée, si avancée que deux jours auparavant le médecin lui avait donné les papiers pour qu’elle entre aux soins palliatifs.
Mais Mme Messier était une femme forte et fière, elle voulait rester à la maison, elle voulait mourir à la maison. Son mari Bruno lui en avait fait la promesse, des mois auparavant : « Je vais te garder jusqu’à la fin. »
Bref, le samedi, la chute.
Incapable de se relever, douleur intense à la hanche. Une fracture de la hanche ? On ne le saura jamais.
L’ambulance est venue pour Ghislaine Messier. Les ambulanciers ont été extraordinaires, se souvient Jean-François. Ils lui ont même tenu la main ! se rappelle-t-il, ému par ce petit geste d’humanité, « au moment où je me suis senti le plus démuni de toute ma vie ».
Démuni ?
Quand ta mère regarde sa maison, sanglée sur la civière, et que tu vois dans ses yeux qu’elle sait qu’elle pose pour la dernière fois le regard sur sa maison… C’est le mot qui décrit un fils, à ce moment précis : « démuni ».
L’ambulance a pris la direction de la Cité-de-la-Santé, en ce samedi de la fin janvier.
***
Aux urgences, Mme Messier a vécu ces petites indignités un million de fois racontées et décriées depuis une génération à propos de nos urgences : le personnel pressé ; les demandes des proches ignorées ; le médecin qui n’arrive pas ; un lit dans le corridor au lot i15 ; les couvertures qu’il faut arracher soi-même dans le chariot du préposé ; l’attente, l’attente, l’attente ; le gardien de sécurité zélé qui dit à Jean-François et à Bruno Messier que le-règlement-c’est-juste-une-personne-qui-peut-visiter-à-la-fois, l’attente encore ; le gardien de sécurité zélé qui revient ; les courants d’air qui vous font grelotter ; et les patients en délire psychiatrique qui engueulent les infirmières et vous empêchent de dormir…
Vingt-quatre heures de ça, de ces petites ignominies auxquelles nous nous sommes habitués collectivement, mais qui nous pèsent individuellement, quand nous devons nous présenter aux urgences.
Vingt-quatre heures dans les limbes hospitalières…
Puis, enfin, délivrance, un médecin finit par voir Ghislaine Messier, petite femme épuisée par la douleur, pour attester officiellement de ce qui était déjà à son dossier : Mme Messier doit être admise aux soins palliatifs.
Aux soins palliatifs du dernier étage d’un CHSLD de Laval, le contraste avec les urgences fut salutaire : Ghislaine Messier a eu droit dans les dernières heures de sa vie au service cinq étoiles, marqué par l’humanité et la dignité… La règle plutôt que l’exception des soins palliatifs au Québec.
***
Quand il m’a écrit, Jean-François Messier pestait contre cette journée perdue aux urgences de la Cité-de-la-Santé. « Vingt-quatre heures d’attente aux urgences, en fin de vie, c’est une journée de moins qu’on vit… »
Ce sont ces 24 heures horribles de sa mère en fin de vie que Jean-François Messier voulait dénoncer, le 31 janvier, quand il m’a écrit. C’était une suggestion de chronique, au fond.
J’ai lu et relu le récit de Jean-François.
J’ai fait parvenir ce récit à des médecins de ma connaissance, pour obtenir leur son de cloche. Je l’ai envoyé à l’hôpital, pour obtenir des commentaires. Je cherchais l’angle pour cette chronique. Il y avait bien sûr un angle évident : s’insurger – encore – contre le bordel aux urgences.
Mais j’ai relu encore le récit du passage de Ghislaine Messier aux urgences de la Cité-de-la-Santé, écrit par son fils aimant et scandalisé. Je savais, je sentais que je ratais quelque chose, l’essentiel.
Et j’ai fini par trouver.
J’ai parlé à Jean-François Messier. Je lui ai suggéré deux choses.
Un, on va laisser passer du temps : tu as des choses à vivre, un deuil à commencer. Ce n’est pas le temps de raconter l’histoire de ta mère dans La Presse+. Le droit sacré du public à l’information attendra.
Deux, la chronique ne portera pas sur le scandale du bordel perpétuel aux urgences, si tu permets, Jean-François, pas ce coup-ci : elle va porter sur les soins palliatifs et la nécessité qu’on se parle, entre nous, dans nos familles… de la mort. On a beaucoup parlé d’aide médicale à mourir, ces dernières années. Mais il faut parler de soins pall’.
J’ai mis trois paires de gants blancs et je lui ai dit ceci : « Ce qui me frappe dans ton récit, c’est le refus de ta mère d’entendre parler d’entrer aux soins palliatifs. »
Et là, j’ai mis une quatrième paire de gants blancs : « Parce que c’est là qu’elle aurait dû être. »
Me semble, lui ai-je dit, que la chronique, elle est là, dans cette difficulté de parler de la mort, vers la fin. Je sais c’est quoi.
Jean-François a accepté. En plus…
Leave a Reply